DEVENEZ CAMUSIEN...

Publié le par Laurence

Monsieur le Président, devenez camusien! par Michel Onfray
> >> Le Monde du 24.11.09

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> >> Monsieur le Président, je vous fais une lettre, que vous lirez
> > peut-être, si vous avez le temps. Vous venez de manifester votre
> > désir d'accueillir les cendres d'Albert Camus au Panthéon, ce temple
> > de la République au fronton duquel, chacun le sait, se trouvent
> > inscrites ces paroles : "Aux grands hommes, la patrie
> > reconnaissante". Comment vous donner tort puisque, de fait, Camus fut
> > un grand homme dans sa vie et dans son oeuvre et qu'une
> > reconnaissance venue de la patrie honorerait la mémoire de ce
> > boursier de l'éducation nationale susceptible de devenir modèle dans
> > un monde désormais sans modèles.
> >>
> >> De fait, pendant sa trop courte vie, il a traversé l'histoire sans
> > jamais commettre d'erreurs : il n'a jamais, bien sûr, commis celle
> > d'une proximité intellectuelle avec Vichy. Mieux : désireux de
> > s'engager pour combattre l'occupant, mais refusé deux fois pour
> > raisons de santé, il s'est tout de même illustré dans la Résistance,
> > ce qui ne fut pas le cas de tous ses compagnons philosophes. De même,
> > il ne fut pas non plus de ceux qui critiquaient la liberté à l'Ouest
> > pour l'estimer totale à l'Est : il ne se commit jamais avec les
> > régimes soviétiques ou avec le maoïsme.
> >>
> >> Camus fut l'opposant de toutes les terreurs, de toutes les peines
> > de mort, de tous les assassinats politiques, de tous les
> > totalitarismes, et ne fit pas exception pour justifier les
> > guillotines, les meurtres, ou les camps qui auraient servi ses idées.
> > Pour cela, il fut bien un grand homme quand tant d'autres se
> > révélèrent si petits.
> >>
> >> Mais, Monsieur le Président, comment justifierez-vous alors votre
> > passion pour cet homme qui, le jour du discours de Suède, a tenu à le
> > dédier à Louis Germain, l'instituteur qui lui permit de sortir de la
> > pauvreté et de la misère de son milieu d'origine en devenant, par la
> > culture, les livres, l'école, le savoir, celui que l'Académie
> > suédoise honorait ce jour du prix Nobel ? Car, je vous le rappelle,
> > vous avez dit le 20 décembre 2007, au palais du Latran : "Dans la
> > transmission des valeurs et dans l'apprentissage de la différence
> > entre le bien et le mal, l'instituteur ne pourra jamais remplacer le
> > curé." Dès lors, c'est à La Princesse de Clèves que Camus doit d'être
> > devenu Camus, et non à la Bible.
> >
> >>
> >> De même, comment justifierez-vous, Monsieur le Président, vous qui
> > incarnez la nation, que vous puissiez ostensiblement afficher tous
> > les signes de l'américanophilie la plus ostensible ? Une fois votre
> > tee-shirt de jogger affirmait que vous aimiez la police de New York,
> > une autre fois, torse nu dans la baie d'une station balnéaire
> > présentée comme très prisée par les milliardaires américains, vous
> > preniez vos premières vacances de président aux Etats-Unis sous les
> > objectifs des journalistes, ou d'autres fois encore, notamment celles
> > au cours desquelles vous avez fait savoir à George Bush combien vous
> > aimiez son Amérique.
> >>
> >> Savez-vous qu'Albert Camus, souvent présenté par des hémiplégiques
> > seulement comme un antimarxiste, était aussi, et c'est ce qui donnait
> > son sens à tout son engagement, un antiaméricain forcené, non pas
> > qu'il n'ait pas aimé le peuple américain, mais il a souvent dit sa
> > détestation du capitalisme dans sa forme libérale, du triomphe de
> > l'argent roi, de la religion consumériste, du marché faisant la loi
> > partout, de l'impérialisme libéral imposé à la planète qui
> > caractérise presque toujours les gouvernements américains. Est-ce le
> > Camus que vous aimez ? Ou celui qui, dans Actuelles, demande "une
> > vraie démocratie populaire et ouvrière", la "destruction impitoyable
> > des trusts", le "bonheur des plus humbles d'entre nous" (Œuvres
> > complètes d'Albert Camus, Gallimard, "La Pléiade", tome II, p. 517) ?
> >>
> >> Et puis, Monsieur le Président, comment expliquerez-vous que vous
> > puissiez déclarer souriant devant les caméras de télévision en
> > juillet 2008 que, "désormais, quand il y a une grève en France, plus
> > personne ne s'en aperçoit", et, en même temps, vouloir honorer un
> > penseur qui n'a cessé de célébrer le pouvoir syndical, la force du
> > génie colérique ouvrier, la puissance de la revendication populaire ?
> > Car, dans L'Homme révolté, dans lequel on a privilégié la critique du
> > totalitarisme et du marxisme-léninisme en oubliant la partie positive
> > - une perversion sartrienne bien ancrée dans l'inconscient collectif
> > français... -, il y avait aussi un éloge des pensées anarchistes
> > françaises, italiennes, espagnoles, une célébration de la Commune,
> > et, surtout, un vibrant plaidoyer pour le "syndicalisme
> > révolutionnaire" présenté comme une "pensée solaire" (t. III, p. 317).
> >>
> >> Est-ce cet Albert Camus qui appelle à "une nouvelle révolte"
> > libertaire (t. III, p. 322) que vous souhaitez faire entrer au
> > Panthéon ? Celui qui souhaite remettre en cause la "forme de la
> > propriété" dans Actuelles II (t. III, p. 393) ? Car ce Camus
> > libertaire de 1952 n'est pas une exception, c'est le même Camus qui,
> > en 1959, huit mois avant sa mort, répondant à une revue anarchiste
> > brésilienne, Reconstruir, affirmait : "Le pouvoir rend fou celui qui
> > le détient" (t. IV, p. 660). Voulez-vous donc honorer l'anarchiste,
> > le libertaire, l'ami des syndicalistes révolutionnaires, le penseur
> > politique affirmant que le pouvoir transforme en Caligula quiconque
> > le détient ?
> >>
> >
> >> De même, Monsieur le Président, vous qui, depuis deux ans, avez
> > reçu, parfois en grande pompe, des chefs d'Etat qui s'illustrent dans
> > le meurtre, la dictature de masse, l'emprisonnement des opposants, le
> > soutien au terrorisme international, la destruction physique de
> > peuples minoritaires, vous qui aviez, lors de vos discours de
> > candidat, annoncé la fin de la politique sans foi ni loi, en citant
> > Camus d'ailleurs, comment pourrez-vous concilier votre pragmatisme
> > insoucieux de morale avec le souci camusien de ne jamais séparer
> > politique et morale ? En l'occurrence une morale soucieuse de
> > principes, de vertus, de grandeur, de générosité, de fraternité, de
> > solidarité.
> >> Camus parlait en effet dans L'Homme révolté de la nécessité de
> > promouvoir un "individualisme altruiste" soucieux de liberté autant
> > que de justice. J'écris bien : "autant que". Car, pour Camus, la
> > liberté sans la justice, c'est la sauvagerie du plus fort, le
> > triomphe du libéralisme, la loi des bandes, des tribus et des
> > mafias ; la justice sans la liberté, c'est le règne des camps, des
> > barbelés et des miradors. Disons-le autrement : la liberté sans la
> > justice, c'est l'Amérique imposant à toute la planète le capitalisme
> > libéral sans états d'âme ; la justice sans la liberté, c'était l'URSS
> > faisant du camp la vérité du socialisme. Camus voulait une économie
> > libre dans une société juste. Notre société, Monsieur le Président,
> > celle dont vous êtes l'incarnation souveraine, n'est libre que pour
> > les forts, elle est injuste pour les plus faibles qui incarnent aussi
> > les plus dépourvus de liberté.
> >
> >>
> >> Les plus humbles, pour lesquels Camus voulait que la politique fût
> > faite, ont nom aujourd'hui ouvriers et chômeurs, sans-papiers et
> > précaires, immigrés et réfugiés, sans-logis et stagiaires sans
> > contrats, femmes dominées et minorités invisibles. Pour eux, il n'est
> > guère question de liberté ou de justice... Ces filles et fils, frères
> > et soeurs, descendants aujourd'hui des syndicalistes espagnols, des
> > ouvriers venus d'Afrique du Nord, des miséreux de Kabylie, des
> > travailleurs émigrés maghrébins jadis honorés, défendus et soutenus
> > par Camus, ne sont guère à la fête sous votre règne. Vous êtes-vous
> > demandé ce qu'aurait pensé Albert Camus de cette politique si peu
> > altruiste et tellement individualiste ?
> >>
> >> Comment allez-vous faire, Monsieur le Président, pour ne pas dire
> > dans votre discours de réception au Panthéon, vous qui êtes allé à
> > Gandrange dire aux ouvriers que leur usine serait sauvée, avant
> > qu'elle ne ferme, que Camus écrivait le 13 décembre 1955 dans un
> > article intitulé "La condition ouvrière" qu'il fallait faire
> > "participer directement le travailleur à la gestion et à la
> > réparation du revenu national" (t. III, p. 1059) ? Il faut la paresse
> > des journalistes reprenant les deux plus célèbres biographes de Camus
> > pour faire du philosophe un social-démocrate...
> >>
> >
> >> Car, si Camus a pu participer au jeu démocratique parlementaire de
> > façon ponctuelle (Mendès France en 1955 pour donner en Algérie sa
> > chance à l'intelligence contre les partisans du sang de l'armée
> > continentale ou du sang du terrorisme nationaliste), c'était par
> > défaut : Albert Camus n'a jamais joué la réforme contre la
> > révolution, mais la réforme en attendant la révolution à laquelle,
> > ces choses sont rarement dites, évidemment, il a toujours cru -
> > pourvu qu'elle soit morale.
> >>
> >> Comment comprendre, sinon, qu'il écrive dans L'Express, le 4 juin
> > 1955, que l'idée de révolution, à laquelle il ne renonce pas en soi,
> > retrouvera son sens quand elle aura cessé de soutenir le cynisme et
> > l'opportunisme des totalitarismes du moment et qu'elle "réformera son
> > matériel idéologique et abâtardi par un demi-siècle de compromissions
> > et (que), pour finir, elle mettra au centre de son élan la passion
> > irréductible de la liberté" (t. III, p. 1020) - ce qui dans L'Homme
> > révolté prend la forme d'une opposition entre socialisme césarien,
> > celui de Sartre, et socialisme libertaire, le sien... Or, doit-on le
> > souligner, la critique camusienne du socialisme césarien, Monsieur le
> > Président, n'est pas la critique de tout le socialisme, loin s'en
> > faut ! Ce socialisme libertaire a été passé sous silence par la
> > droite, on la comprend, mais aussi par la gauche, déjà à cette époque
> > toute à son aspiration à l'hégémonie d'un seul.
> >>
> >> Dès lors, Monsieur le Président de la République, vous avez
> > raison, Albert Camus mérite le Panthéon, même si le Panthéon est
> > loin, très loin de Tipaza - la seule tombe qu'il aurait probablement
> > échangée contre celle de Lourmarin... Mais si vous voulez que nous
> > puissions croire à la sincérité de votre conversion à la grandeur de
> > Camus, à l'efficacité de son exemplarité (n'est-ce pas la fonction
> > républicaine du Panthéon ?), il vous faudra commencer par vous.
> >>
> >
> >
> >> Donnez-nous en effet l'exemple en nous montrant que, comme le
> > Camus qui mérite le Panthéon, vous préférez les instituteurs aux
> > prêtres pour enseigner les valeurs ; que, comme Camus, vous ne croyez
> > pas aux valeurs du marché faisant la loi ; que, comme Camus, vous ne
> > méprisez ni les syndicalistes, ni le syndicalisme, ni les grèves,
> > mais qu'au contraire vous comptez sur le syndicalisme pour incarner
> > la vérité du politique ; que, comme Camus, vous n'entendez pas mener
> > une politique d'ordre insoucieuse de justice et de liberté ; que,
> > comme Camus, vous destinez l'action politique à l'amélioration des
> > conditions de vie des plus petits, des humbles, des pauvres, des
> > démunis, des oubliés, des sans-grade, des sans-voix ; que, comme
> > Camus, vous inscrivez votre combat dans la logique du socialisme
> > libertaire...
> >
> >>
> >> A défaut, excusez-moi, Monsieur le Président de la République,
> > mais je ne croirai, avec cette annonce d'un Camus au Panthéon, qu'à
> > un nouveau plan de communication de vos conseillers en image. Camus
> > ne mérite pas ça. Montrez-nous donc que votre lecture du philosophe
> > n'aura pas été opportuniste, autrement dit, qu'elle aura produit des
> > effets dans votre vie, donc dans la nôtre. Si vous aimez autant Camus
> > que ça, devenez camusien. Je vous certifie, Monsieur le Président,
> > qu'en agissant de la sorte vous vous trouveriez à l'origine d'une
> > authentique révolution qui nous dispenserait d'en souhaiter une autre.
> >>
> >> Veuillez croire, Monsieur le Président de la République, à mes
> > sentiments respectueux et néanmoins libertaires.
> >

Publié dans HUMEUR DU JOUR

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C
<br /> Pour moi qui n'ai pas beaucoup le temps de lire la presse actuellement,je trouve sympa de ta part d'en publier l'essentiel...Et si Camus pouvait dire lui-même ce qu'il en pense!C'est bien parce<br /> qu'il n'a rien à craindre de ce côté-là que l'autre va encore faire le fanfaron! Et le ridicule ne tue pas,dommage des fois!<br /> Bises.Chantal. <br /> <br /> <br />
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C
<br /> Remarquable texte Michèle que je m'en vais publier à mon toursur mon Blog car il faut que celà circule<br /> Le billard c'est pour après-demain. On va encore m'injecter pour 1000 euros de "Lucentis"<br /> Bises<br /> <br /> <br />
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P
<br /> J'ai la même opinion que Renard, cet article est génail.<br /> Renard : encore faudrait-il qu'il sache lire... car s'il lit comme il parle, ça va pas être du gateau....<br /> <br /> <br />
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R
<br /> MAGIFIQUE....<br /> Je n'avais pas lu cet article du Monde... quel leçon!!!<br /> Ah s'il pouvait lire cet article... mais bon... déjà, il faudrait qu'il ait lu Camus...<br /> Bises à toi et encore merci pour ce texte <br /> <br /> <br />
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